4 Novembre 2025
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A l'occasion de la sortie de son nouvel album, "poems for dance", Alternative Radio est parti à la découverte de l’univers musical de Jî Drû, flûtiste et explorateur sonore. De la fusion jazz des années 70 au hip-hop, en passant par le spiritual jazz et ses collaborations marquantes, nous avons explorer les inspirations qui ont façonné sa musique et sa vision artistique.
Jeremy Steig – “Howling for Judy” (legwork - 1970)
En tant que flûtiste, tu as forcément été influencé par ces flûtistes pratiquant une forme de jazz fusion à la fin des années 60 et 70. J’aurais pu en citer plusieurs, mais j’ai choisi le génial — et malheureusement méconnu — Jeremy Steig, avec ce morceau samplé par les Beastie Boys sur “Sure Shot”. Quels liens entretiens-tu avec cette période et ces flûtistes pionniers ?
J’ai toujours été sensible aux morceaux de flûte dans les musiques que j’écoutais jeune et ado, alors qu’à l’époque je faisais du saxophone alto, mon premier instrument. Je me souviens par exemple de “Little Flute Chant” de Lee Perry dans le reggae, ou encore de Bobbi Humphrey et de “Harlem River Drive”. Un jour, j’ai acheté une flûte d’occasion dans une brocante, celle d’un joueur amateur d’une fanfare du Nord de la France où j’ai grandi. Je suis alors tombé amoureux de cet instrument et j’en ai joué jour et nuit, progressant au rythme de mes écoutes de morceaux et de divers artistes.
À cette époque, je suis allé au Mali et j’y ai entendu de la flûte peule. J’étais fasciné. Ce sont surtout les flûtistes des musiques traditionnelles du monde entier qui m’ont attiré vers cet instrument : flûtes d’Afrique de l’Ouest, des Antilles, du Japon, d’Europe de l’Est, et beaucoup de musique indienne aussi.
À cette époque, il y avait beaucoup de fusions entre jazz, musiques électroniques et musiques traditionnelles ou instruments traditionnels. La flûte sonnait pour moi comme un ailleurs possible, un espace de liberté.
Plus jeune, j’avais écouté beaucoup de rock, puis de reggae, de funk, de hip-hop et enfin d’électro. La flûte m’ouvrait à un univers plus doux. J’ai alors découvert des instrumentistes et leur répertoire, beaucoup via les disquaires et les médiathèques. Le premier grand coup de cœur dont je me souvienne a été Yusef Lateef, avec l’album “The Diverse Yusef Lateef”, et le morceau “Nubian Lady” que j’adore. Très beau, très spirituel.
Alice Coltrane – “Journey in Satchidananda” (feat. Pharoah Sanders) (Journey in Satchidananda - 1971)
Le spiritual jazz fait aussi partie de tes influences, et on pense évidemment à Alice Coltrane et Pharoah Sanders, deux figures majeures du genre. Qu’est-ce que cette musique t’a transmis, spirituellement et musicalement ?
Ce qui m’a frappé lorsque j’ai écouté cette musique, c’est qu’elle réunissait tout ce que j’aimais : la douceur, la relation au temps, l’aspect modal, les boucles hypnotiques, les couleurs des musiques traditionnelles mélangées au jazz — et même au-delà, le style graphique, la démarche, le son des enregistrements, le style, le message.
Une musique faite pour bouleverser les codes, dans laquelle des personnalités se côtoient et s’expriment librement, dans le respect et dans le combat. C’est ainsi que j’imagine cette musique : de l’attitude, de la prise de position, du langage rugueux et des formes personnelles, un art de la rupture qui me séduit.
Je suis plus sensible aux albums revendicatifs, mais là on est peut-être plus du côté du free jazz que du spiritual jazz : Ornette Coleman, Cecil Taylor, la production tardive de John Coltrane, mais aussi Charles Mingus, Albert Ayler, Archie Shepp, et bien sûr Sun Ra.
Parmi les flûtistes que j’adore, nombreux sont ceux inscrits dans cette tradition : Eric Dolphy, Rahsaan Roland Kirk — en rupture avec le langage musical traditionnel du jazz de l’époque —, parfois aussi Hubert Laws, Bobby Jaspar, James Moody s’y sont essayés.
Quincy Jones – “Hummin’” (Gula Matari - 1970)
Avec ton projet Push Up, tu as sorti “The Grand Day of Quincy Brown”, clin d’œil à James Brown, mais aussi à Quincy Jones, qui nous a quittés il y a tout juste un an. Quelle place tient Quincy Jones dans ton panthéon musical personnel ?
Mon prochain disque s’appelle “Poems For Dance”, alors cette vidéo dit tout : Bob Fosse vs Quincy Jones — bonheur.
On avait inventé un personnage fictif, dont le nom devait évoquer le pont entre la soul, le funk et un certain jazz, celui des musiques de films et des génériques TV des années 70. Là, on est vraiment dans un aspect très esthétique du jazz. On voulait invoquer le style, la démarche, l’attitude, et citer deux des grandes figures de ce jazz-funk qui parle aux oreilles, aux popotins, mais aussi à l’esprit.
Plus qu’un hommage précis à ces deux compositeurs, c’est un clin d’œil à cet autre temps. Pour être complet, on aurait pu aussi invoquer Funkadelic et George Clinton. Ce groupe Push Up ! est un cadeau de la vie, composé d’amis très chers.
Push Up! - the pawnshop (live @ Jazz à la Villette)
Sandra Nkaké – “f_ck you, I’m Not Afraid (My Heart - RMX)” (7'' - 2024)
Un morceau au thème très fort, signé par ta compagne Sandra Nkaké — ta partenaire de vie et de scène. Vous collaborez sur de nombreux projets, toujours en parfaite symbiose. Comment nourrissez-vous cette alchimie artistique et intime au fil du temps ?
Notre collaboration passe par le respect, la construction, la déconstruction, la fusion, l’amour, la passion, le travail, l’échange, la pratique, l’observation, la douceur, la recherche, l’écoute, les sensations, l’envie.
Sandra est une humaine exceptionnelle et une chanteuse hors pair. C’est une grande compositrice de chansons et de mélodies. Elle est très attachée au sens, tout comme moi. Nous avons une structure commune de production musicale ; nous arrivons, par le travail, à nourrir nos envies et à nous doter d’outils de travail communs ou complémentaires.
Le morceau ci-dessus est un remix que j’ai fait ; il rappelle clairement notre objectif premier : sortir du patriarcat, du capitalisme et construire un monde libre — and f*ck the rest.
Tribe From The Ashes: "nineteen"
Olympic Gramofon – “Cayitano” (s/t - 1996)
Un groupe précurseur, parmi les premiers en France à mélanger jazz, électro et hip-hop. On y retrouvait Julien Lourau, avec qui tu as souvent travaillé, ainsi que le duo Cyril Atef / Vincent Ségal — futurs Bumcello et backing band de M. J’imagine qu’ils ont dû également être une influence…
Je connais bien Julien et Cyril, qui sont des amis, ainsi qu’un peu Vincent. Ces deux premiers ont toujours été très bienveillants lorsque j’ai commencé à faire de la musique en tant que professionnel. Julien est sur le premier disque que j’ai fait. (Jî Mob: "motorcycle boy")
À cette époque, il jouait aussi avec Malik Mezzadri, qui, après m’avoir vu en concert, m’a offert ses conseils bienveillants alors que j’étais jeune flûtiste — et avec qui nous avons forgé une invincible amitié depuis plus de vingt ans.
Christophe “Disco Mink” de Vercoquin, Dom Farkas (Trash Corporation), Bojan Z, Loïk Dury (ex-programmateur de Nova), RKK, Manu Boubli de Comet Record, China Moses, Piers Faccini, Gilb’r, Jean-Phi Dary m’ont toujours encouragé dans mes créations. Ils appartiennent à cette grande famille.
Et Lio aka DJ Oil (Troublemakers) et DJ Rebel pour la branche marseillaise. Ce sont tous des amis, des producteurs et des instrumentistes dont j’apprécie la démarche, la musique, l’esprit. On s’est croisés, on a joué ensemble, on a écouté nos musiques. On sait qu’on est tous là à œuvrer pour que la musique soit libre et sincère: RESPECT!
Nous sommes voisins, on se croise, et la famille s’est agrandie depuis, avec — en ce qui me concerne — Natascha Rogers, Anne Paceo, La Chica, Raphaële Lanadère, Maïa Barouh, Mathilda Haynes, Thomas de Pourquery, Mike Ladd, Antoine Berjeaut, Edward Perraud, Lionel et Steph Belmondo, Julien Tekeyan, Paul Colomb et Michèle Pierre, Marion Rampal, Pierre-François Blanchard, Emily Loizeau, Mathieu Penot, Arnaud Forestier (Ishkero), mais aussi Alan Le Dem, Nicolas Bouchillou, Dilliana Vekhoff, JB Bruhnes, mes partenaires techniciens Seka et JB D’Enquin pour les images — et j’en oublie beaucoup.
Tom Waits – “Rain Dogs” (Rain Dogs - 1995)
Tu as dit dans une interview pour Soul Kitchen que tu étais un grand fan de Tom Waits. Qu’est-ce qui te touche chez lui ?
Tom Waits fait partie de ma vie, il m’accompagne depuis que je l’ai découvert enfant dans les disques de mes parents. Son album "Rain Dogs" et le film "Down By Law" de Jim Jarmush sont dans mon ADN. Ils sont des chocs esthétiques, des balises, des boussoles. Sa voix me touche, sa démarche me touche, ses mélodies me touchent, sa radicalité me fascine.
Dead Prez – “Hip Hop” (Let's Get Free - 2000)
Tu es monté sur scène il y a quelques années avec Brian Jackson et M-1 de Dead Prez, lors d’un hommage à Gil Scott-Heron. L’occasion de parler de ton rapport au hip-hop…
J’ai vécu l’arrivée du hip-hop en France, ça a bouleversé tout : on mangeait hip-hop, on dormait hip-hop, on se relevait la nuit pour voir le dernier clip de Public Enemy ou de N.W.A sur Rapline. On retrouvait les samples de P-Funk que j’écoutais beaucoup à l’époque.
Dans ma ville, une équipe a monté un studio de répétition et de concert : Cité Carter à Amiens, et je me suis joint au projet. On y pratiquait toutes les nuits le S01, premier sampler de chez Akai, branché en série avec une TR-909. C’est avec ce matériel et un vieil Atari que j’ai découvert la production musicale — l’époque de la démocratisation des moyens de production, on était au top.
Assez vite, je me suis intéressé à la frange qui mélangeait hip-hop et instruments, d’abord avec les samples du côté des Native Tongues, puis est arrivé le premier disque des Roots, Steve Coleman et Metrics, Groove Collective, Buckshot LeFonque… On voyait ces groupes au Hot Brass à Paris.
Depuis, le hip-hop fait partie de ma culture, même s’il y a eu d’autres mouvements : jungle, électro, dubstep, electro-jazz. Mon premier choc hip-hop en concert a été Public Enemy vs Anthrax au Zénith de Paris.
Public Enemy: "fight the power"
DJ Oil – “Troubles Everywhere” (Rise Of A Cosmic Dancer - 2024)
Tu as collaboré à plusieurs reprises avec cet ex Troublemakers. Je t'ai mis un extrait de son dernier album, "rise of a cosmic dancer", disque extrêmement riche et ambitieux, et passé injustement inaperçu....
Oui, je joue sur ce disque sur quelques titres, notamment "garifunas ley del fuego".
DJ Oil est un chercheur, il a une empreinte forte dans ses productions, une approche libre de l’harmonie, dans un esprit cohérent et une couleur commune, il a son empreinte. Il a un grand respect pour les musiciens, il aime collaborer avec eux et le fait avec respect, écoute. Lio, c’est aussi un militant de la musique indépendante, de la production indépendante, de la contre-culture, il est un des Dj’s qui a su exhumer il y a longtemps des musiques oubliées, méconnues ou peu reconnues et a ouvert un chemin qui depuis s’est développé avec de nombreux labels qui font ce travail de recherche et c’est tant mieux. Il a une merveilleuse collection de disque de bon gout.
Doctor L : "a world’s that good" (Words From The Drums - 2024)
Un autre producteur de génie avec qui tu as également beaucoup collaboré, Doctor L, et qui est d’ailleurs de retour dans Assassin...
Doctor L aka Liam est un ami, un frère, on a expérimenté un tas de choses, dont la plupart sont restés très dans l’underground avec Omar Sosa Kiala Nzavotunga (guitariste de Fela), Tony Allen, Mike Ladd, Jean Phi Dary, Disco Mink, Asha, Ayo, Niktus, Orishas, Tie, Rodolphe Burger, Michael Clip Payne de Funkadelic… Nous avons fait pas mal de live très expérimentaux aussi, des installations, des improvisations, des bandes sons. Une période très productive de 10 ans et beaucoup de partage. Liam vit aujourd’hui au Sénégal et continue a produire de très beaux disques, avec sa touch electro-psychédélique efficace et inimitable : a Doc for real !
(à lire: l'interview de Doctor L pour Alternative Radio en mai 2024)
Shabaka Hutchings – “To the Moon” (feat. André 3000) (Possession 2024)
Tu as commencé par le saxophone avant de te consacrer à la flûte — à l’inverse de Shabaka Hutchings, qui a mis de côté son sax pour s’y mettre. Et ici, il joue avec André 3000, lui aussi converti à la flûte après avoir quitté le rap. Comment juges tu leur reconversion ?
Flûte invades World !
J’imagine qu’ils ont trouvé en cette période un espace pour se centrer et se concentrer par cet instrument. Il me semble que la flûte a ce pouvoir pour qui y est sensible : elle apaise, elle parle aux âmes, elle accueille, elle transporte, et je suis heureux chaque fois que j’entends une nouvelle ou un nouveau flûtiste, je leur souhaite réussite dans leur recherche, ce sont de grands artistes.
Melanie De Biasio – “Your Freedom Is the End of Me” (Lilies - 2017)
Tu partages plusieurs points communs avec cette flûtiste belge, notamment un jazz imprégné d’influences trip-hop et d’atmosphères éthérées.. Tu te reconnais dans sa démarche artistique ?
J’aime beaucoup sa musique, mais je connais peu sa démarche. J’ai apprécié un live à FIP qui est en ligne, avec beaucoup d’espace, chose que j’aime vraiment.
Il y a autours de nous beaucoup de flûtistes qu’il faut aller écouter: Malik Mezzadri, Naïssam Jalal, Max Cilla, Ludivine Issambourg, Christelle Raquillet, Fanny Ménégoz, Jocelyn Mienniel, Maïa Barouh, Kudsi Erguner, Delphine Joussein, Krassen Lutzkanov …
Marion Rampal – “Cantilene” (feat. Naïssam Jalal) (Oizel - 2024)
Tu as réalisé la vidéo de ce titre. Est-ce un domaine dans lequel tu aimerais davantage t’investir à l’avenir ?
J’ai réalisé trois vidéos pour Marion, avec des montages poétiques d’images libre de droit, c’est une merveilleuse chanteuse et musicienne. Je suis heureux si heureux d’avoir croisé cette humaine, c’est elle qui m’a présenté Pierre François Blanchard qui joue sur "Poems For Dance". Ce sont des êtres fantastiques, des musiciens hors pairs, des amis chers. Nous avons un groupe en commun Tribe From The Ashes, monté pendant le confinement. (Tribe From the Ashes: "nineteen")
Je réalise des images depuis toujours, des pochettes, des affiches, des visuels et j’ai eu la chance de collaborer à plusieurs réalisations de clips, avec Seka et Jean Baptiste D’Enquin qui en ont fait les images. Nous avons collaboré à la réalisation, construit ensemble des images, des histoires, des narrations, cela accompagne mon univers musical et j’aime beaucoup faire cela, je prends pas mal de photos aussi.
Jî Drû - "poems for dance" (Label Bleu)
(14/11/2025)
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